La radiothérapie interne vectorisée (RIV) a le vent en poupe. En témoigne l’année 2024, déjà émaillée d’évènements favorables au déploiement de cette approche thérapeutique en médecine nucléaire, qui a récemment pris un coup de jeune. En cause ? L’arrivée de nouveaux radiopharmaceutiques sur le marché, plus ciblés et efficaces que leurs aînés (voir encadré).
RIV et théranostique, quèsaco ?
La radiothérapie interne vectorisée (RIV), délivrée en plusieurs cures, consiste en l’injection au patient d’isotopes radioactifs émettant des rayonnements ionisants très énergiques pour éliminer les cellules cancéreuses. Première forme de RIV, l’irathérapie (traitement systémique par l’iode-131 radioactif) existe depuis des décennies. La RIV explose depuis moins de cinq ans grâce à l’arrivée en clinique d’une nouvelle génération de médicaments, qui permettent d’apporter une nouvelle option thérapeutique quand les alternatives standards ont échoué. Ces radiopharmaceutiques 2.0 sont constitués d’un isotope radioactif (souvent le lutétium-177) associé à un ligand de marqueur tumoral. Deux médicaments se démarquent : le 177Lu-PSMA-617 cible l’antigène membranaire spécifique de la prostate (PSMA) surexprimé dans le cancer de la prostate, tandis que le 177Lu-DOTATATE se lie aux récepteurs à la somatostatine surexprimés dans les tumeurs neuroendocrines.
En liant à des isotopes diagnostiques des ligands de marqueurs tumoraux proches de ceux utilisés en thérapie, les praticiens peuvent imager le patient avant la RIV avec un radiopharmaceutique diagnostique (comme le 68Ga-PSMA-11 dans le cancer de la prostate, ou le 68Ga-DOTATOC dans les tumeurs neuroendocrines) pour visualiser approximativement les zones traitables par le radiopharmaceutique thérapeutique : on parle de théranostique, nouvelle approche combinant diagnostic et thérapie.
2 240 patients pourraient bénéficier d’une RIV ciblant le PSMA en 2024
Dévoilés en juin 2024 en avant-première, les résultats d’une étude commandée par la Société française de médecine nucléaire (SFMN) sur la capacité française en RIV, depuis publiés sous la forme de deux articles dans la revue scientifique de la SFMN [1][2], montrent que l’activité devrait exploser ces prochaines années. Ainsi, en 2024, 2 240 patients pourraient bénéficier d’une RIV ciblant l’antigène membranaire spécifique de la prostate (PSMA) sur une population cible dans les indications actuellement retenues par la HAS de 5 700 patients, alors que seuls 600 patients avaient reçu un tel traitement en 2022.
Un essor qui s’explique par les premiers résultats d’essais internationaux
Après plusieurs années dans les tuyaux de la recherche, l’essor récent de la RIV en clinique s’explique avant tout par « les premiers résultats d’essais internationaux de phase 3 », décrypte Anne-Laure Giraudet, médecin nucléaire au centre de lutte contre le cancer Léon-Bérard à Lyon (69), responsable du comité RIV de la SFMN et première autrice des deux articles susmentionnés. Ces essais ont sorti ces médicaments d’indications assez limitées et d’un usage restreint à quelques centres experts : « Pendant une dizaine d’années, des cliniciens de Rotterdam utilisaient la RIV au 177Lu-DOTATATE dans les tumeurs neuroendocrines », indique Anne-Laure Giraudet.
Un rachat à 3,9 milliards d’euros remarqué dans l’industrie
Il faudra attendre la parution des résultats de l’essai NETTER-1 en 2017 pour confirmer son intérêt et répandre cet usage en clinique dans les tumeurs neuroendocrines intestinales inopérables ou métastatiques, progressives, bien différenciées et exprimant des récepteurs à la somatostatine. La réussite de NETTER-1 constitue le premier tremplin de l’industrie naissante de la RIV : quelques mois après sa parution, l’entreprise Advanced Accelerator Applications (AAA), productrice du 177Lu-DOTATATE, est rachetée par Novartis pour 3,9 milliards d’euros, signe de l’intérêt de l’industrie pour le potentiel de ce nouveau type de thérapie ciblée.
L’essai VISION, fondateur dans le cancer de la prostate
L’étude pionnière ouvre la voie à des essais qui évaluent la RIV dans des tumeurs touchant beaucoup plus de patients, comme le cancer de la prostate. Dans ce dernier domaine, c’est l’essai VISION qui, en 2021, assied la pertinence du 177Lu-PSMA-617 (lui aussi développé par AAA) dans le traitement des patients ayant un cancer de la prostate métastatique, résistant à la castration, progressif, positif au PSMA et déjà traité par hormonothérapie et chimiothérapie au taxane.
De nouveaux essais élargissent les indications et remontent les lignes
Depuis, les indications s’étendent au fur et à mesure de la publication des résultats de nouveaux essais randomisés de phase 3. Rien qu’en 2024, l’essai NETTER-2 publié en juin a étendu les indications du 177Lu-DOTATATE à de nouvelles tumeurs neuroendocrines, tandis que l’essai PSMAfore, publié en septembre, « remonte les lignes », en confirmant l’intérêt du 177Lu-PSMA-617 chez des patients n’ayant pas encore reçu de chimiothérapie au taxane.
50 000 patients cibles en France en 2030 ?
Et de nombreux essais en cours pourraient encore élargir les indications, avec 50 000 patients cibles escomptés en France pour 2030 rien que pour le cancer de la prostate, selon l’étude commandée par la SFMN – sans compter le développement de nouvelles molécules dans d’autres cancers : cancer du sein triple négatif, cancer du poumon à petites cellules, cancer du rein métastatique, etc.
« Aujourd’hui, il y a 30 centres actifs en PSMA »
Dans ce contexte florissant, de plus en plus de professionnels mettent la main à la pâte, comme en témoigne Anne-Laure Giraudet : « Quand nous avons commencé à faire de la RIV ciblant le PSMA en 2018, nous n’étions pas beaucoup à le faire et les médicaments étaient « faits maison », se souvient-elle. Aujourd’hui, il y a 30 centres actifs en PSMA et 35 à 40 utilisant le DOTATATE, sur environ 300 centres de médecine nucléaire en France. » Une progression déjà remarquable, mais encore limitée, regrette-t-elle : « Nous aimerions que davantage de centres périphériques s’y mettent. »
Un déploiement encore « très inégal »
De fait, ce déploiement reste encore « très inégal » au niveau national, avec « environ 25 % des médecins nucléaires qui pratiquent la RIV ». « Il faudrait doubler nos moyens pour répondre aux besoins actuels », alerte Anne-Laure Giraudet, alors que, parmi les 79 établissements disposant d’un service de médecine nucléaire ayant participé à l’étude commandée par la SFMN, 46 % indiquent qu’il est difficile de recruter des manipulateurs radio, mais aussi des physiciens médicaux (46 % des centres), des radiopharmaciens (42 %) et des médecins nucléaires (39 %).
Rajouter 5 à 10 internes par an « pour répondre à l’augmentation de la RIV »
Des représentants de ces professions ont tous participé à rédiger un manifeste, publié début octobre, pour proposer plusieurs axes de développement de la RIV face à ses défis actuels. Dans ceux-ci, la SFMN affirme souhaiter « ouvrir entre 5 et 10 places supplémentaires » d’internes par an, « pour répondre à l’augmentation de la RIV ».
Une « fragilité » dans le maillage territorial des centres de production
À l’heure actuelle, la RIV reste donc une activité de centre expert académique, et ce pour plusieurs raisons qui ne sont pas seulement démographiques. Déjà, la production des isotopes requis, à courte demi-vie, est un facteur limitant au passage à plus grande échelle : « Il n’y a pas beaucoup de centres de production, donc il y a encore une fragilité quant à l’obtention de ces produits », analyse Anne-Laure Giraudet.
Obtenir la mention B, ou « le serpent qui se mord la queue »
De plus, la mise en place d’un service de médecine nucléaire de mention B, qualification nécessaire depuis 2021 pour réaliser la RIV aux ligands du PSMA ou au DOTATATE, est complexe et onéreuse. « C’est le serpent qui se mord la queue, regrette la praticienne lyonnaise. Pour obtenir la mention B, il faut d’abord montrer à l’ARS qu’on répond aux exigences requises, qui sont coûteuses à mettre en place : avoir des toilettes reliées à des cuves de rétention, disposer de boxes adaptés, avoir un personnel dédié à leur surveillance et formé à prendre en charge des personnes âgées… Par où on commence ? » Heureusement, la situation semble évoluer dans le bon sens : « Un premier centre privé vient d’obtenir la mention B et le processus est en cours pour plusieurs autres, ainsi que pour des centres hospitaliers », s’enthousiasme-t-elle.
De nouveaux actes en cours de création
Autre difficulté, surtout en libéral : le financement des actes de RIV. « Ce n’est pas ce qui rapporte le plus », évoque Anne-Laure Giraudet, alors que la logistique mais aussi les cures coûtent cher (environ 20 000 euros pour une dose de 177Lu-DOTATATE, comme pour une dose de 177Lu-PSMA-617). Dans le cadre de la révision en cours de la classification commune des actes médicaux (CCAM), le comité clinique monospécialité de médecine nucléaire du Haut Conseil des nomenclatures (HCN) tente toutefois de répondre à cette problématique. Son référent, Éric Gremillet, avait ainsi annoncé aux JFMN 2023 la création d’une nouvelle sous-famille d’actes pour la RIV.
« Avec la RIV, on redevient clinicien »
Enfin, la formation est au cœur des enjeux professionnels, à l’heure où le déploiement de la RIV demande à la fois davantage de médecins nucléaires, et que ces derniers soient plus actifs en RIV. Or, l’aspect clinique de cette technique nécessite une formation spécifique, au vu de la révolution qu’elle occasionne dans la pratique traditionnelle de la médecine nucléaire : « Avec la RIV, on redevient clinicien, résume Anne-Laure Giraudet. Ce n’est pas « je fais ma vacation et je n’en entends plus parler ». On est en permanence en charge des patients sur les 36 semaines de traitement aux ligands du PSMA et donc on est dérangeable tout le temps, même si l’oncologue reste en première ligne. »
« Je pense qu’on peut rester maîtres de cette technique en France »
Le pilier émergent de la lutte contre le cancer que constitue la RIV pourrait-il échapper à la profession par la clinique ? « Aux États-Unis, ce sont les oncologues qui pratiquent la RIV, rappelle Anne-Laure Giraudet. Toutefois, je pense qu’on peut rester maîtres de cette technique en France, car seul un médecin nucléaire peut prendre la responsabilité d’une autorisation de détention d’isotopes radioactifs. Mais nous devons aussi rassurer les oncologues médicaux, en leur rappelant que la RIV n’est pas une usine à gaz : ça se fait en ambulatoire. Et c’est un travail collaboratif, leurs patients ne vont pas leur échapper et ils restent leurs premiers interlocuteurs. »
Formation continue, formation initiale et « dédramatisation »
Pour conforter son expertise et par « nécessité de partage d’expérience pour répondre à des questions très pragmatiques », la profession échange sur la RIV lors de son congrès annuel, mais aussi lors de congrès spécialisés – Anne-Laure Giraudet a organisé le premier événement français dédié à la RIV à Lyon en juin –, par des formations continues organisées à l’année, et par l’insertion de plus d’heures de cours théoriques et d’opportunités de stages en RIV lors de la formation initiale. « Nous essayons d’intéresser les internes, en dédramatisant si besoin l’aspect clinique de cette activité », assure Anne-Laure Giraudet, qui se montre optimiste pour la suite : « Le développement de la RIV ne fait que commencer ! »
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